vendredi 26 novembre 2010

Le 11 janvier 2011 à 14h au cinéma Le Chaplin


Rue Santa Fe de Carmen Castillo : la mémoire chilienne à vif
L'histoire de la réalisatrice embrasse celle du Chili. Le coup d'Etat de Pinochet en 1973, contraignit Carmen Castillo ainsi que son compagnon, Miguel Enriquez, l'un des leaders du MIR (parti d'extrême gauche qui avait la confiance d'Allende) à passer dans la clandestinité avec leurs deux filles. Jusqu'à un jour fatal d'octobre 1974 où ils furent pris dans une embuscade dans leur maison de la rue Santa Fe à Santiago: Carmen Castillo, enceinte, fut gravement blessée par un tir de grenade et Miguel fut assassiné par les militaires. Conduite à l'hôpital suite à une hémorragie, elle fut internée puis expulsée vers la France où elle tâcha tant bien que mal de poursuivre une activité militante. Miguel avait 30 ans. Carmen Castillo perdit le bébé qu'elle attendait.
Depuis, elle a toujours vécu à Paris, sans jamais cesser d'être travaillée par l'histoire de son pays, en particulier les années militantes aux côtés de Miguel, les heures amoureuses de la rue Santa Fe, le traumatisme du 5 octobre 1974. Retournée pour quinze jours au Chili en 1987, peu de temps avant la dissolution définitive du MIR dont elle ne partageait plus la ligne politique de plus en plus militarisée et dogmatique, elle n'y avait plus trouvé l'énergie militante qu'elle connaissait, et n'avait pas reconnu son pays, étouffé par la peur.
Quinze ans après la chute de la dictature de Pinochet, elle retourne pour la première fois rue Santa Fe, à la recherche d'une mémoire de ce qui s'est passé en octobre 1974, de son passé, et de ses traces dans le présent. C'est le fil rouge de ce très beau documentaire à la première personne, actuellement en salles: Calle Santa Fe.
Des films documentaires sortis en salle sur le Chili - je pense notamment à ceux de Patricio Guzman - c'est celui que je trouve le plus abouti. C'est un film complexe, torturé, un film profond de presque 3 heures (et il les faut pour interroger une telle mémoire). Il est réussi car il cherche sans cesse les articulations entre problématiques individuelles et collectives, entre mémoire personnelle et mémoire d'un pays, mémoire d'une femme et mémoires de militants, de membres de sa famille ou tout simplement de témoins. Il s'appuie à la fois sur de riches images d'archive et le Chili du présent.
Car qu'est-ce que la mémoire militante? Elle est le devoir des survivants, ceux qui ont vu tomber un à un leurs camarades, ceux qui après tant d'années doivent bien tirer le bilan amer de leurs actions, constater leur échec, nuancer leurs prises de position tout en assurant la permanence de certains idéaux - car si ces idéaux étaient périmés, cela signifierait que leurs camarades sont morts pour rien. Calle Santa Fe est un film sur le militantisme politique, y compris (ou même surtout) dans ses dimensions affectives. Et le mot récurrent, sur toutes les bouches, c'est "douleur".
La douleur de ceux qui furent arrêtés et torturés. La douleur de ceux qui virent périr leurs plus proches camarades, leurs enfants. La douleur de ceux qui durent vivre l'exil, leur famille éclatée. La douleur de leurs enfants, mis de côté, sacrifiés au nom de la cause chilienne, élevés sans leurs parents en vertu de la politique dite de "retour" mise en place par le MIR dans les années 80 (les militants expulsés regagnaient clandestinement le Chili). La douleur de Carmen Castillo, femme meurtrie à la silhouette un peu raide, tourmentée par les fantômes du passé et la quête d'une paix intérieure peut-être impossible.
Rencontre après rencontre, Carmen Castillo narre de sa voix éraillée de fumeuse le manque d'expérience de tout jeunes militants au moment du coup d'Etat (ils avaient moins de 30 ans), le passage à la clandestinité, l'évolution du MIR vers le dogmatisme et les divergences de vue. Elle reconstitue aussi le puzzle du 5 octobre 1974 en frappant à la porte des voisins qui l'accueillent les bras ouverts et lui exposent ce dont eux se souviennent, les tirs, le corps sans vie de Miguel, Carmen enceinte inconsciente sur un trottoir. Elle retrouve ainsi l'inconnu qui lui a sauvé la vie en appelant une ambulance - elle avait toujours cru à tort que c'était une voisine - cet homme ne la connaissait que de vue, l'ayant croisée chez le marchand de tabac, il l'a accompagnée dans l'ambulance jusqu'à l'hôpital où les militaires lui ont dit qu'il s'agissait d'une dangereuse extrêmiste et qu'il valait mieux qu'il parte s'il voulait éviter les soucis. Emouvant moment où chacun, main dans la main, rue Santa Fe, raconte.
Carmen Castillo aimerait récupérer la maison de la rue Santa Fe pour en faire un lieu de mémoire en hommage à Miguel Enriquez. Les traces des balles sont toujours visibles sur le portail. Mais la mémoire se trouve-t-elle dans le lieu? Un occupant revêche, et surtout une discussion avec de jeunes militants l'en dissuadent finalement. Elle accepte le fait que la mémoire existe surtout dans les têtes des survivants, et les actes de militantisme des jeunes qui ont pris le relais, que figer le passé dans la commémoration ne servirait à rien, sinon peser sur les épaules des vivants.  C'est le film qui devient en quelque sorte le lieu manquant, celui de l'hommage à l'homme aimé, au militant, mais aussi celui des vivants et de leur lutte.
Alors, que reste-t-il aujourd'hui au Chili du militantisme des années 60-70? Pour quoi sont mortes toutes les victimes de la dictature? Pour des convictions fortes, encore vivantes en particulier dans les quartiers populaires, où le militantisme se poursuit, et où il reste beaucoup à faire pour réduire les inégalités et la pauvreté. Pour la dignité conquise par ceux qui n'avaient aucune autre perspective que le coin de leur rue et qui ont osé se rebeller, revendiquer des droits pour tous.
Et que reste-t-il pour Carmen Castillo? Peut-être tout simplement le geste de celui qui appela l'ambulance et, abstraction faite de toute idéologie politique, refusa de laisser mourir une femme enceinte sur un trottoir. De quoi se réconcilier avec les Chiliens et l'Humanité.

Extrait du Courrier international

 

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