jeudi 11 novembre 2010

Du fait divers à la nouvelle


Récit de cheminements en terre littéraire :
au carrefour de la lecture, de l’écriture, de la critique et de la publication

par Thibault Clément

 

I – D’une route de lectures…


Arrivés en 2nde2 au lycée Jean Rostand de Mantes-la-Jolie, les élèves, découvrant l’établissement et les programmes, ont eu, en français, d’abord à étudier un genre qu’ils avaient déjà pu rencontrer au collège : le genre de la nouvelle. Mais ce faisant, ils eurent également à considérer à nouveaux frais un autre genre qu’ils connaissaient déjà bien, et ce en partie car il sort des frontières strictement littéraires : le genre policier et, avec lui, l’un de ses fruits les plus amers : la « série noire ». Or d’une part le genre policier s’origine dans des faits qui touchent à une réalité plus ou moins obscure (pour ne pas dire « noire »), celle que l’on retrouve quotidiennement dans la rubrique des faits divers, et, d’autre part ce genre, comme celui de la nouvelle, prend son essor dans les journaux. Comment ne pas alors interroger ce que les textes étudiés doivent à cette réalité telle qu’elle apparaît dans la presse à la rubrique des faits divers, réalité à la fois si banale et si extraordinaire, si proche et si lointaine ?

Nous avons notamment pu observer qu’en effet l’œuvre policière de G. Simenon (dont nous avons pu étudier une nouvelle), était redevable du journalisme – ce que l’auteur explique lui-même : « En trois ans et demi de journalisme, j'ai vraiment vu toutes les classes sociales: c'est la meilleure expérience pour un romancier. » (Propos recueillis par Francis Lacassin, en 1975, et repris dans Le Magazine Littéraire hors série n°17, 2009).

En outre les élèves purent saisir que l’enjeu des récits dits « noirs » (qui fut à l’origine de toute une vaine littéraire en France jusqu’à Didier Daeninckx et au-delà encore sans doute) était au fond une critique sociale qui s’ancre dans une certaine étude de la réalité, ainsi que l’affirme lui-même le fondateur et directeur de la collection « série noire », Marcel Duhamel, à propos des premiers romans américains qu’il traduisit et publia : « C'est une critique de la société américaine, dans certains domaines, faite d'une façon très attrayante de dire la vérité puisqu'il s'agit d'histoires policières, dont la plupart étaient vraies. C'étaient en réalité des faits divers. Ce que j'aime par-dessus tout, c'est le fait divers plus ou moins romancé. Le roman partait toujours d'une réalité, on le sent bien, et quand c'est vécu, on y croit. » (Propos recueillis par Robert Louit dans le Magazine Littéraire n °20, août 1968 – repris dans le Magazine Littéraire hors série n°17, 2009)

Notre parcours nous amena rapidement (et assez naturellement) ensuite sur les sentiers explorés par Didier Daeninckx qui tient à exprimer sa dette envers les faits divers, et ce au cœur même de ses nouvelles, jusque dans un recueil intitulé Petit éloge des faits divers – fait divers qu’il envisage comme « un monument de papier noirci…». Celui qui fut journaliste, avant d’être romancier et nouvelliste, affirme dans sa préface que « même si les écrivains s'en défendent le plus souvent, le fait divers est à la source de nombre d'œuvres parmi les plus importantes. »

Néanmoins si le fait divers est source d’inspiration, les élèves ont pu saisir combien il est finalement mis en question par les récits que nous avons pu étudier : la réalité présentée comme paradoxale, mais dont l’anormalité ne semble que constatée ou reproduite dans la presse, est prise en charge autrement par un récit littéraire qui tâche d’en interroger le sens, pour lui apporter en fin de compte un « surcroît de significations »…

Comment ne pas voir que ces paysages littéraires s’enracinent, en partie au moins, dans les terres du réalisme, tel que ce mouvement apparaît dès le XIXe s. – ce avec l’essor concomitant de la presse ? C’est cet humus que nous fouillâmes alors : nous pûmes aborder ainsi les nouvelles de Maupassant, de Balzac, jusqu’à un extrait romanesque Flaubert. Mais concernant Balzac et Flaubert, notre questionnement sur les rapports entre littérature et réalité prit un nouveau tournant : celui des relations de la fiction à l’Histoire. Pourquoi en effet ces écrivains mettent-ils ainsi en récit un « épisode de la Terreur » ou l’histoire d’un jeune homme aux prises avec la révolution de 1848 ?  N’est-ce pas une forme de révolte contre une idée de l’Histoire qui ne serait que celle d’une masse bavarde, celle des vainqueurs ? N’est-ce pas en effet, pour Balzac, donner la parole aux vaincus de la Révolution en laissant s’exprimer les angoisses d’un prêtre réfractaire et les remords (fictifs) du bourreau de la Terreur ? N’est-ce pas, pour Flaubert, rappeler la place de l’histoire individuelle, souvent erratique, dans une grande Histoire nationale qui se voudrait, à tort, cohérente ?

Ce parcours de lectures se terminera avec un travail sur les problématiques contemporaines du rapport de la littérature à la réalité, et ce avec le « roman-documentaire », comme L’Adversaire d’Emmanuel Carrère, puis avec le travail romanesque de Bernardo Toro, dans Contretemps, dont, pour achever le panorama, il faut citer longuement le narrateur qui s’explique à la fin du roman :
« Si j'avais voulu gagner la sympathie du lecteur, c'est sous cette lumière que j'aurais dû peindre Laura : une femme condamnée à l'exil par un pouvoir infâme, frappée par la maladie, puis par l'incompréhension des hommes; une femme se battant seule, luttant âprement pour sa survie; une femme forte et vulnérable; un être humain en somme, avec ses grandeurs et ses misères, ses éclats et ses zones d'ombre - importantes, les ombres : elles rendent le portrait plus nuancé, plus touchant. En un mot comme en cent, j'aurais dû faire de Laura ce que chacun croit ou veut être, quels que soient sa vie et les obstacles à affronter. Je disposais pourtant de l'héroïne et du cadre idoines: dictature, amour, maladie, adultère, quelques grains de folie! La grande histoire croisant un destin individuel! C'est à se demander quelle acrimonie m'avait poussé à souiller de ma boue un portrait si saisissant. Était-ce un tardif règlement de comptes ? De la jalousie ? Ou alors le cap de la trentaine si difficile à passer ? Laura l'avait écrit, d'ailleurs: j'avais trop la tête dans les nuages. J'étais incapable de saisir la beauté des gens simples, le courage de ceux qui ont véritablement souffert.
Entre la main qui trace et l'œil qui surveille, j'entendais parfois les remontrances, les dissuasions, les conseils amicaux: «Borne-toi à raconter les faits, ne lâche pas ton personnage d'un poil ! Tu as une bonne histoire, mais ne la gâche pas en ouvrant des parenthèses que tu seras incapable de fermer! Tes états d'âme, tes élucubrations, ton baratin métaphysique tout le monde s'en fout royalement! Sois simple, sois clair, raconte les faits, rien que les faits !» Et pourtant, si j'avais à dire quelque chose qui justifie que je tienne la plume, ce n'était ni ce témoignage ni mon affection pour Laura, mais la récusation de cette romance écœurante: l'idéologie du héros ordinaire.
L'héroïsme est notre nourriture, le baume apaisant d'une société sans issue. Sous prétexte de nous révéler la beauté des êtres simples, les romans sont les gardiens de ce temple. Leur fonction est moins de témoigner que de faire oublier: la personne que nous sommes, l'étroitesse du rôle que nous avons à jouer. Il n'y a de héros que dans la tête des gens, il n'y a de héros que parce que nous ne révélons jamais lès mobiles souterrains de nos actes.
Il n'y a jamais eu d'héroïsme dans la vie de Laura, pas plus que dans la mienne, pas plus que dans le sacrifice du meilleur d'entre nous. Chez Laura, la contrainte avait attisé le courage, le courage avait endurci le cœur, elle avait livré un combat impitoyable, mais, comme à chaque fois que deux intérêts s'affrontent - celui de l'ensemble, celui de l'individu -, le combat avait été aussi lamentable qu'inévitable, aussi aveugle que brutal. » (Contretemps, éd. Les petits matins, 2006, pp. 343-345)
Ainsi les élèves auraient à comprendre à quel point la littérature n’est pas hors du monde ; au contraire, il s’agit de voir combien la littérature peut paradoxalement prendre en charge une œuvre de démystification du réel par la fiction même : telle serait son investigation problématique de la réalité, voilà les significations que la littérature ajouterait à la succession de clichés imposés par les faits (divers ou historiques). La littérature pourrait nous permettre finalement de saisir ce que Proust appelle « la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie… »
 

Cet itinéraire jalonné de lectures proprement littéraires dut évidemment proposer assez tôt une étape dans la presse : les élèves eurent rapidement à analyser des faits divers récents trouvés dans les journaux de septembre, comprenant ainsi davantage l’écart avec leur mise en récit littéraire. Cette étude eut pour objectif de permettre aux élèves une compréhension de ces enjeux de l’intérieur, par l’écriture… La route des lectures fut croisée par les sentiers de l’écriture…


II – …En passant par les sentiers de l’écriture…


Chaque élève de 2nde2 dut choisir un fait divers à analyser et exploiter en vue d’écrire une nouvelle policière ou « noire ». Les consignes (proches d’un sujet d’invention tel qu’il peut être donné à l’écrit du bac de français) étaient les suivantes : « Écrivez, au passé, une nouvelle policière (ou nouvelle « noire ») en vous inspirant précisément de ce fait divers réel trouvé dans la presse. Le narrateur sera un personnage, et le récit s’efforcera de produire un effet de réel en insistant notamment sur la précision des descriptions et sur les dialogues. Vous citerez précisément le fait divers, en l'intégrant éventuellement à la narration. Vous tâcherez enfin de ménager un début ouvert (in medias res), une fin ouverte et/ou une chute... »

Mais il ne s’agissait pas d’en rester là : ce devoir devait passer, dans un second temps, par les corrections et réécritures propres à un authentique travail d’écriture. Pour ce faire, les élèves eurent le droit de modifier tout à fait librement leur nouvelle afin de s’inspirer davantage encore des lectures et d’approfondir le surcroît de significations désormais attendu d’une œuvre littéraire.
Bernardo Toro intervint même afin de présenter les enjeux des corrections, et ce par le biais de celles effectuées sur le troisième chapitre de son prochain roman.

Ce cheminement, par les lectures et l’écriture, ne s’arrête cependant pas là, et doit arriver au carrefour de la critique et de la publication…


III – …Au carrefour de la critique et de la publication : le carrefour Saint Ambroise…


Les nouvelles écrites et réécrites par les élèves de 2nde2 seront en effet livrées à un comité de lecture constitué des élèves de deux classes de 2nde professionnelle (les élèves de Mme Baptiste), et permettant, sur le modèle du comité de lecture de la revue Rue Saint Ambroise, dirigée par Bernardo Toro, de sélectionner une, deux ou trois nouvelles à publier dans un numéro spécial de la revue – lié à la résidence et consacré aux productions d'élèves. (Un blog est d'ailleurs prévu où s'exprimeraient les critiques et les justifications des choix).

Par ailleurs nous aimerions que ce numéro spécial puisse aussi être le lieu d'un dialogue entre notre lycée et les collèges du secteur. Pour ce faire, des nouvelles de collégiens seraient lues, critiquées et sélectionnées par ces mêmes élèves de 2nde générale qui ont pu éprouver les difficultés de l'écriture, comme les difficultés de la critique de soi par un autre, difficultés toujours frustrantes aussi de la sélection. Nous pourrions ainsi attendre que ces élèves, forts de cette expérience, soient plus compréhensifs, fassent preuve d'un sens relativement aigu de la critique et portent une particulière attention aux écrits de camarades un peu plus jeunes.


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