par Vincent Smith
Si on prend la question de l'engagement sous l'angle d'une confrontation (sous de multiples formes) entre des pouvoirs et des résistances, la langue est évidemment un outil très important dans cette confrontation. Alors il y a de multiples niveaux: information, arguments avec effets rhétoriques plus ou moins marqués, mais ce qui nous intéresse ici est l'usage de la FICTION (je veux dire: un discours produisant une représentation fictive ou poétique, qu'elle soit plus ou moins inspirée du réel).
Il y a pour moi deux grands pôles dans ce recours à la fiction en contexte de confrontation: le pôle de la "Communication" (au sens médiatique actuel) et le pôle de la "Littérature". Certes, la Communication prétend transmettre de l'information et des arguments de l'ordre du réel, mais son objectif disciplinaire, c'est en fait d'imposer un message commandé, et pour cela de créer une fiction crédible au service de ses commanditaires. La communication est une forme modernisée et "libéralisée" (adaptée aux données du pouvoir démocratique) de la propagande: elle utilise toutes les techniques possibles de la littérature (et/ou de l'art graphique pour la pub par images) afin d'imposer à l'imagination du plus grand nombre une représentation du réel qui serve le pouvoir qui l'utilise. L'enjeu de la communication est de formater les esprits pour servir un pouvoir, qu'il soit politique ou économique... La Communication vampirise la littérature généralement sans le dire, en cherchant à se présenter comme un discours du réel, de l'authentique.
En matière de littérature, avec les mêmes outils, il s'agit de faire l'inverse: en se présentant comme fiction, il est question de réveiller ou de stimuler l'imagination pour appréhender de manière plus riche le réel. La littérature peut donc permettre d'échapper aux formatages programmés par les pouvoirs divers. C'est en ce sens qu'elle peut avoir une dimension subversive, qui peut s'inscrire dans une forme de résistance au pouvoir: la littérature (de qualité) nous montre que nous sommes vivants malgré le carcan des contraintes automatiques du quotidien, les multiples aliénations du réel; nous ne sommes pas les robots/pantins que les pouvoirs aimeraient faire de nous pour qu'on s'inscrive dans l'ordre qu'ils cherchent à nous imposer. Et pour un écrivain, vouloir le faire à bon compte en se rangeant dans le camp des "gentils" face aux "méchants", cela peut être tout simplement contre-productif parce que cela tombe dans un conformisme du même ordre que celui que poursuit le pouvoir. Mais cela ne veut évidemment pas dire que quelqu'un qui assume le choix d'un camp contre un autre ne réussit pas à stimuler notre perception du réel à sa manière - cela dépend de la subtilité de sa propre perception du réel (qu'elle soit rendue de manière plutôt symbolique ou réaliste), du contexte (plus ou moins répressif), et bien sûr de son usage personnel et "magique" des mots... D'où la difficulté de se prononcer vraiment sur la littérature assumée comme "engagée". elle peut apauvrir la vision du réel en se rapprochant de la Communication, mais elle peut aussi ouvrir des horizons nouveaux.
La difficulté pour nous, enseignants qui parlons de littérature, c'est que dans sa démarche mercenaire, la Communication parasite aussi la pédagogie. Le pouvoir qui infantilise aime se déguiser en bon instituteur. On entend à longueur de journée le pouvoir dire que si la population est largement contre son action, c'est qu'il faut davantage faire oeuvre de "pédagogie" - car on ne conteste bien sûr pas l'autorité du prof qui explique (hein c'est vrai?). Or notre mission est à la fois d'épanouir, d'éduquer pour rendre l'individu plus fort et indépendant, mais aussi de socialiser et donc entre autre, de rendre les élèves compatibles avec l'ordre du pouvoir en place. C'est compliqué, d'autant que selon les époques, le curseur bouge dans un sens ou dans l'autre et prête plus ou moins à l'amalgamme. Et donc pour nous, le thème de la Résistance ou de l'Engagement n'est pas facile à porter de manière convaincante.
Alors les historiens diront (à juste titre) qu'on peut commencer par convier Bernardo comme témoin d'éléments historiques liés aux dictatures et à leur opposition; mais nous serions frustrés d'en rester là. Comment justifier en effet le recours à la littérature pour parler de ces sujets? Et que dit exactement son travail littéraire sur ces sujets? Bernardo ne cherche pas en soi à parler de ces sujets de manière générale: "Mon propos est de décrire de la manière la plus juste possible une histoire singulière qui n’a aucune valeur d’exemple". Et pourtant, son travail ne nous dit-il pas, à travers des expériences singulières, des choses sur l'acte de résistance - non pas spécifiquement au Chili face à Pinochet mais dans le contexte de tout pouvoir oppressif? Si un personnage de Bernardo fait vibrer notre sensibilité pour enrichir notre vision de l'humain, par exemple en montrant que résister ne veut pas forcément dire être un "super-héros", il pourra stimuler, peut-être même malgré lui ou inconsciemment, une combativité individuelle face au pouvoir. Tout en évitant une dénonciation facile assimilable à une forme d'engagement, son texte peut donc néanmoins enrichir le rapport à l'engagement. J'ai l'impression que nos expositions et projets doivent sonder ces problématiques...
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