lundi 18 avril 2011

Projets en cours

Bilan des enseignants du lycée Jean Rostand participant aux projets 

a) Rédaction et sélection de nouvelles vouées à publication dans la revue de nouvelles Rue Saint Ambroise, séances de travail et d'échange littéraire avec Bernardo Toro.

        M. Clément (français)
        Mme Baptiste (lettres-histoire)
        M. Peter (lettres-histoire)

b) Projet musical : rédaction de textes de chansons/poèmes inspirés par le thème de l'engagement et par des séances d'échange avec Bernardo Toro voués à être mis en musique dans la lignée de « Blues sur Seine » et de la classe à PAC musique du lycée.

        Mme Valette (français)
        Mme Vernet (anglais)

Intervenants : M. Fournier (percussions), M. Vandevoorde (guitare)

c) Courts-métrages d'élèves sur le thème de Contretemps (titre du 1er roman de Bernardo Toro), dans l'esprit du festival Pocket films (films tournés sur téléphones portables).

        Mme Tanazefti-Dahmen (français)

d) Table lumineuse de BTS valorisant de manière technologiquement créative des textes inspirés par Bernardo Toro.

        Mme Valette (français)
        M. Duhalde (électrotechnique)

e) Film de fiction en anglais, inspiré par l'intrigue de Hamlet de Shakespeare, autour de la question de l'engagement et du coup d'Etat de 1973 au Chili dans le cadre de la spécialité anglais de 1eES.

        M. Smith (anglais)

f) Exposition autour de Bernardo Toro, de la création et de l'engagement, de la dictature au Chili, présentée à la médiathèque du Chaplin et au CDI du lycée.

        Mme Truchet (documentation)

g) Travail d'enquête sociologique sur l’acculturation à partir du témoignage et des réponses de Bernardo Toro.

        M. Maillard (SES)

h) Travail théâtral sur des textes classiques notamment Les Troyennes d'Eurtipide autour du thème de l'exil, avec des extraits de Contretemps de Bernardo Toro, en partenariat avec le Collectif 12 de Mantes-la-Jolie.
        Mme Tanazefti-Dahmen (français)
        Mme Linard (espagnol)

i) Traduction en espagnol d'extraits de Contretemps de Bernardo Toro avec des élèves.

        Mme Linard (espagnol)

i) Comité de lecture constitué par les élèves chargé de lire et commenter quelques nouvelles reçues par la revue Rue Saint Ambroise.

        Mme Tanazefti-Dahmen (français)

j) Réalisation d'un documentaire en français sur la Résidence d'écrivain au lycée.

        M. Smith (anglais), avec la contribution des enseignants participant aux projets et d'élèves

k) Sortie au Salon du livre de Paris et participation à une table ronde sur le thème : A quoi sert la littérature ?  autour des Résidences d'écrivain de la Région Ile-de-France (en présence de Bernardo Toro).

        M. Clément (français)
        Mme Baptiste (lettres-histoire)
        Mme Truchet (documentation)
        Mme Dupont (documentation)
        M. Smith (anglais)

l) Projection-débat au Chaplin du documentaire de Carmen Castillo « Rue Santa Fe » (en présence de la réalisatrice) sur le souvenir de la résistance du MIR à la dictature de Pinochet

        Mme Tanazefti-Dahmen (français)
        Mme Rebiffé (histoire)
        Mme Linard (espagnol)
        Mme Truchet (documentation)
        M. Smith (anglais)

m) Compléments culturels, artistiques et logistiques apportés aux projets

        Mme Hubac (français)
        Mme Cieslak (assistance pédagogique et conception graphique)
        Mme Racinais (anglais, sur Hamlet)
        M. Lefoulon (histoire)
        Mme Lebègue (documentation)
        M. Dunat (Proviseur adjoint – contacts médias)

vendredi 4 mars 2011

Lettre à Carmen Castillo au sujet de son film Rue Santa Fé.

Los alumnos de la 1ES
del instituto Jean Rostand,
en Mantes la Jolie



Estimada señora,

Somos los alumnos de la primera económica y hemos visto la última vez su película Calle Sante Fe en el contexto de la residencia de escritor del instituto Jean Rostand de Mantes la Jolie. Quisiéramos darle nuestra opinión a propósito de la película.

            En primer lugar, pensamos que la película es my larga y un poco aburrida porque es demasiado centrada en su historia personal, y por eso no podemos proyectarnos en la historia para sentir la atmósfera de tensión y tristeza. Habría sido mejor incluír menos testimonios, más acción, con actores, y una escena de ficción con lo que pasó cuando hubo tensiones.

            Por otro lado, también hay aspectos positivos. Después de la película, porque es un documental, hemos podido identificarnos con usted durante la escena en la que habla de la pérdida de su bebé y de su marido. Además, el momento en el que la mujer y su hijo querían poner una flor y la fotografía de su marido para rendirle homenaje, pero la policía se lo impidió, es conmovedor. Asimismo, su presencia durante la proyección es muy importante porque no hemos podido olvidar que era la realidad de su historia.

            Finalmente, pensamos que su lucha ha sido útil, porque la situación política en Chile ha evolucionado; además, los jóvenes de hoy pueden vivir mejor con más libertad y más derechos. Sin embargo, por lo que dijo usted, entendemos que lamenta a veces la pérdida de su familia a cambio del régimen del Chile de hoy. Todo eso nos hace pensar en los problemas de la actualidad en Túnez o en Egipto, en los que vemos que a veces, un acto individual puede llevar a revoluciones democráticas profundas y útiles para mejorar la situación de los países.


            Le agradecemos mucho su venida a nuestro instituto.
            Atentamente,


Los alumnos de la 1ES

vendredi 26 novembre 2010

Le 11 janvier 2011 à 14h au cinéma Le Chaplin


Rue Santa Fe de Carmen Castillo : la mémoire chilienne à vif
L'histoire de la réalisatrice embrasse celle du Chili. Le coup d'Etat de Pinochet en 1973, contraignit Carmen Castillo ainsi que son compagnon, Miguel Enriquez, l'un des leaders du MIR (parti d'extrême gauche qui avait la confiance d'Allende) à passer dans la clandestinité avec leurs deux filles. Jusqu'à un jour fatal d'octobre 1974 où ils furent pris dans une embuscade dans leur maison de la rue Santa Fe à Santiago: Carmen Castillo, enceinte, fut gravement blessée par un tir de grenade et Miguel fut assassiné par les militaires. Conduite à l'hôpital suite à une hémorragie, elle fut internée puis expulsée vers la France où elle tâcha tant bien que mal de poursuivre une activité militante. Miguel avait 30 ans. Carmen Castillo perdit le bébé qu'elle attendait.
Depuis, elle a toujours vécu à Paris, sans jamais cesser d'être travaillée par l'histoire de son pays, en particulier les années militantes aux côtés de Miguel, les heures amoureuses de la rue Santa Fe, le traumatisme du 5 octobre 1974. Retournée pour quinze jours au Chili en 1987, peu de temps avant la dissolution définitive du MIR dont elle ne partageait plus la ligne politique de plus en plus militarisée et dogmatique, elle n'y avait plus trouvé l'énergie militante qu'elle connaissait, et n'avait pas reconnu son pays, étouffé par la peur.
Quinze ans après la chute de la dictature de Pinochet, elle retourne pour la première fois rue Santa Fe, à la recherche d'une mémoire de ce qui s'est passé en octobre 1974, de son passé, et de ses traces dans le présent. C'est le fil rouge de ce très beau documentaire à la première personne, actuellement en salles: Calle Santa Fe.
Des films documentaires sortis en salle sur le Chili - je pense notamment à ceux de Patricio Guzman - c'est celui que je trouve le plus abouti. C'est un film complexe, torturé, un film profond de presque 3 heures (et il les faut pour interroger une telle mémoire). Il est réussi car il cherche sans cesse les articulations entre problématiques individuelles et collectives, entre mémoire personnelle et mémoire d'un pays, mémoire d'une femme et mémoires de militants, de membres de sa famille ou tout simplement de témoins. Il s'appuie à la fois sur de riches images d'archive et le Chili du présent.
Car qu'est-ce que la mémoire militante? Elle est le devoir des survivants, ceux qui ont vu tomber un à un leurs camarades, ceux qui après tant d'années doivent bien tirer le bilan amer de leurs actions, constater leur échec, nuancer leurs prises de position tout en assurant la permanence de certains idéaux - car si ces idéaux étaient périmés, cela signifierait que leurs camarades sont morts pour rien. Calle Santa Fe est un film sur le militantisme politique, y compris (ou même surtout) dans ses dimensions affectives. Et le mot récurrent, sur toutes les bouches, c'est "douleur".
La douleur de ceux qui furent arrêtés et torturés. La douleur de ceux qui virent périr leurs plus proches camarades, leurs enfants. La douleur de ceux qui durent vivre l'exil, leur famille éclatée. La douleur de leurs enfants, mis de côté, sacrifiés au nom de la cause chilienne, élevés sans leurs parents en vertu de la politique dite de "retour" mise en place par le MIR dans les années 80 (les militants expulsés regagnaient clandestinement le Chili). La douleur de Carmen Castillo, femme meurtrie à la silhouette un peu raide, tourmentée par les fantômes du passé et la quête d'une paix intérieure peut-être impossible.
Rencontre après rencontre, Carmen Castillo narre de sa voix éraillée de fumeuse le manque d'expérience de tout jeunes militants au moment du coup d'Etat (ils avaient moins de 30 ans), le passage à la clandestinité, l'évolution du MIR vers le dogmatisme et les divergences de vue. Elle reconstitue aussi le puzzle du 5 octobre 1974 en frappant à la porte des voisins qui l'accueillent les bras ouverts et lui exposent ce dont eux se souviennent, les tirs, le corps sans vie de Miguel, Carmen enceinte inconsciente sur un trottoir. Elle retrouve ainsi l'inconnu qui lui a sauvé la vie en appelant une ambulance - elle avait toujours cru à tort que c'était une voisine - cet homme ne la connaissait que de vue, l'ayant croisée chez le marchand de tabac, il l'a accompagnée dans l'ambulance jusqu'à l'hôpital où les militaires lui ont dit qu'il s'agissait d'une dangereuse extrêmiste et qu'il valait mieux qu'il parte s'il voulait éviter les soucis. Emouvant moment où chacun, main dans la main, rue Santa Fe, raconte.
Carmen Castillo aimerait récupérer la maison de la rue Santa Fe pour en faire un lieu de mémoire en hommage à Miguel Enriquez. Les traces des balles sont toujours visibles sur le portail. Mais la mémoire se trouve-t-elle dans le lieu? Un occupant revêche, et surtout une discussion avec de jeunes militants l'en dissuadent finalement. Elle accepte le fait que la mémoire existe surtout dans les têtes des survivants, et les actes de militantisme des jeunes qui ont pris le relais, que figer le passé dans la commémoration ne servirait à rien, sinon peser sur les épaules des vivants.  C'est le film qui devient en quelque sorte le lieu manquant, celui de l'hommage à l'homme aimé, au militant, mais aussi celui des vivants et de leur lutte.
Alors, que reste-t-il aujourd'hui au Chili du militantisme des années 60-70? Pour quoi sont mortes toutes les victimes de la dictature? Pour des convictions fortes, encore vivantes en particulier dans les quartiers populaires, où le militantisme se poursuit, et où il reste beaucoup à faire pour réduire les inégalités et la pauvreté. Pour la dignité conquise par ceux qui n'avaient aucune autre perspective que le coin de leur rue et qui ont osé se rebeller, revendiquer des droits pour tous.
Et que reste-t-il pour Carmen Castillo? Peut-être tout simplement le geste de celui qui appela l'ambulance et, abstraction faite de toute idéologie politique, refusa de laisser mourir une femme enceinte sur un trottoir. De quoi se réconcilier avec les Chiliens et l'Humanité.

Extrait du Courrier international

 

jeudi 25 novembre 2010

A la recherche du temps chilien

entretien avec Bernardo Toro
avec Vivian Nichet-Baux


Vivian Nichet-Baux : Vous considérez-vous plutôt comme un auteur chilien ou comme un écrivain français?

Bernardo Toro : Ni l'un, ni l'autre. Je ne suis pas un écrivain chilien, car j'écris en français. Je ne me considère pas non plus comme un écrivain français. Je suis un auteur étranger, en France comme au Chili. Cela dit, l’encre où je trempe ma plume française est le Chili. J’y ai vécu la partie la plus importante de ma vie : l’enfance et l’adolescence et entre les deux, l’abîme d’un coup d’état.

Qu'est-ce qui reste de chilien dans vos œuvres romanesques? Est-ce avant tout un imaginaire?

Je ne sais pas ce qui reste de chilien. Je sais en revanche que le français est l’instrument qui me permet de fouiller plus en profondeur les expériences vécues au Chili. La langue française est à la fois le masque qui me permet de déjouer la censure intérieure et la protection qui me permet de ne pas me brûler au contact des expériences difficiles.

Je sais que vous vous intéressez beaucoup aux relations qu'entretiennent le roman et la poésie, aux frontières entre le territoire romanesque et le territoire poétique. A ce sujet, Alejandro Zambra déclare, dans un article intitulé « Le roman, pas question », à propos des narrateurs chiliens actuels : « Nous écrivons comme si, au fond de nous, le roman était l'écho prolongé d'un poème retenu ». Que vous évoque cette réflexion?

L’art du roman, tel que je le conçois, consiste à faire tenir ensemble trois registres. Le premier est celui des faits, le récit à proprement parler. Le deuxième est celui de la mémoire ou disons, pour aller vite, de la psychologie, l’espace mental où se déploient nos vies. Le troisième domaine est celui de la perception, c’est-à-dire du corps. Mon expérience de sujet ne se limite pas à ce je fais ni à ce que je pense, elle comprend aussi ce que mon corps perçoit. Mes perceptions physiques, sensorielles, spatio-temporelles. Ce que j’éprouve en tant que corps est difficilement traduisible en mots, il ne s’agit pas de contenus verbaux. Ce que je vis en tant qu’esprit non plus d’ailleurs, la pensée procède davantage par images que par mots. Une grande partie de mon expérience se passe donc en dehors des mots. Mais la difficulté majeure pour un romancier consiste à rendre compte de ces trois niveaux en même temps. Il est, en effet, très difficile de faire entrer ce qui se vit, se pense et se ressent dans une même coulée verbale. Je peux vous raconter ce qui se passe dans cette pièce pendant que je vous parle, je peux tenter de décrire mes sensations, je peux essayer de décrire comment tout cela mobilise mon esprit, mais faire tenir ces trois choses dans une même page, cela je ne peux pas. Il me faudrait un accélérateur narratif très puissant pour ne pas sombrer dans des digressions sans fin. C’est là que le langage poétique a un rôle essentiel à jouer. La poésie est indispensable pour traduire en mots les contenus non verbaux, mais aussi et surtout pour condenser ces trois registres et donner un petit aperçu de la manière dont nous vivons. Notre vie se déploie simultanément sur ces trois niveaux, les séparations sont d’ailleurs purement formelles, pour nous cela constitue un tout.

Quels auteurs ont compté le plus dans votre formation littéraire?

Il y a, bien évidemment, Proust pour les raisons que je viens d'évoquer. Proust est en grand poète, cela saute aux yeux. Sa puissance d’évocation sensorielle est inouïe. Tous les sens sont convoqués chez lui. Son maniement de la métaphore lui permet de traduire une sensation olfactive en termes visuels ou auditifs et inversement. Il faut pour cela un véritable génie, car nous parlons de sensations non verbales extrêmement fugaces, à peine perceptibles, des micro-sensations. Un autre auteur qui m'intéresse énormément est Virginia Woolf. On sait que la lecture de Proust l’avait anéantie. Jamais elle n'arriverait à écrire, pensait-elle, quelque chose d'aussi fort. Mais elle a réussi dans un autre registre, le sien. Avec Virginia Woolf, on revient à la question du langage poétique en tant qu’accélérateur. Si l'on prend un roman comme Mrs. Dalloway, un chef d’œuvre de concision, on se rend compte qu'elle a une manière fulgurante d'aller au plus profond de l'expérience de chaque personnage avec très peu de mots. Cela lui permet de voyager à travers les consciences des personnages sans passer par les particularismes, les anecdotes, les cadres, bref, par les chemins laborieux que la prose est obligée d’emprunter.

Pourriez-vous m'expliquer comment vous avez trouvé cette jolie formule, « De fils à fils », qui sert de titre à votre deuxième roman?

Le titre « De fils à fils » a été forgé à partir de deux expressions courantes : la première « de père en fils », suggère une transmission verticale, la deuxième « d'homme à homme », implique un échange horizontal. « De fils à fils » se situe au milieu de ces deux
expériences, dans une sorte de diagonale.
J'aimerais bien que l'on continue à creuser cette relation père-fils. Il y a une phrase dans votre roman qui a attiré mon attention: « j'ai compris que, pour devenir quelqu'un d'autre, je devais d'abord cesser d'être fils ». Dans quelle mesure est-on prisonnier de cette relation père-fils ? Dans quelle mesure celle-ci nous empêche-t-elle d'être libre ?

Chez le narrateur de mon roman, il y a l'idée que la paternité pourrait effacer la soumission qu’il a connu en tant que fils. D’une manière générale ce qui pousse les gens à fonder une famille, c'est l'idée que ils feront mieux ou, du moins, tout aussi bien que leurs parents. La famille humaine est portée par cette illusion, par ce projet, par ce désir. Le narrateur de mon roman veut fonder la famille qu’il n'a pas eue, être le père qu’il n'a pas eu. Le père qu’il est devenu est donc en dialogue permanent avec le fils qu’il a été. Mais sa paternité n’enterre pas définitivement son enfance, bien au contraire elle la réactualise. Cela est vrai pour tous les pères, pour toutes les mères. Fonder une famille est un acte émancipateur qui paradoxalement nous ramène en arrière à notre famille d’origine. On peut d’ailleurs établir un parallèle avec mon premier livre: dans les deux cas, le narrateur veut quitter son lieu d’origine : le pays ou la famille et à chaque fois il y est ramené.

Vous avez déclaré dans un entretien avec Anne-Marie Montagnié: « Notre vision du monde est là, tapie derrière des mots aussi inoffensifs que 'chronologie' ». Est-ce que vous pourriez commenter cette formule ? Et surtout, pourriez-vous expliquer pourquoi, en tant que romancier, vous avez choisi de déconstruire la chronologie de votre récit et de superposer différentes strates temporelles?

Quand on déploie les faits chronologiquement, on est déjà en train de les expliquer. La chronologie tient lieu d’explication. Dans notre perception du temps, le passé explique le présent. Le retour en arrière, dans un récit, a toujours cette fonction : expliquer le moment présent. La psychologie est fondée sur ce principe, l’enfance explique l’âge adulte, l’explication est toujours dans le passé. A cette conception très linéaire du temps, j’oppose une conception circulaire. On ne devient pas, on répète. La vie est une tautologie. Mais personne ne veut être de cette répétition, tout le monde veut imaginer que ça va quelque
part, qu’on est en train d'évoluer vers un point, c’est le temps messianique du salut. Notre temps chrétien ni plus ni moins. Il y a au cœur de notre civilisation un refoulement du temps cyclique des astres qui reviennent toujours au même point.
Mais il y a aussi la question de la mémoire. L’inconscient ignore le temps disait Freud. Cela veut dire que le passé et le présent sont, du point de vue de l’inconscient, contemporains. C’est le point de vue de mon roman. Mais il faut encore trouver une technique narrative pour rendre cette simultanéité du présent et du passé. Attention, il ne s’agit pas de bouleverser la chronologie, ni de commencer par la fin, mais bel et bien de rendre la simultanéité. Mais c’est impossible, la linéarité de la langue ne le permet pas. Les sons peuvent être simultanés, les mots sont condamnés à se suivre, l’un après l’autre. Il s’agit donc de créer des effets de simultanéité, rien que des effets.
Nous savons depuis longtemps que les véritables romanciers ne bâtissent par leurs romans sur l’histoire, j’ajouterais ni sur la langue. La structure qui soutient l’édifice romanesque est le temps. Chaque roman doit proposer une expérience subjective du temps, mais rares sont ceux qui le font. Nous constatons qu’il y a beaucoup de textes et de récits, certains remarquables, mais assez peu de romans, au sens où  je l’entends. Les grandes aventures romanesques du 20ème siècle ont été des interrogations sur notre expérience du temps. Il suffit de penser à l'Ulysse de Joyce, une seule journée en plus de mille pages, ou à Mrs. Dalloway ou à La Recherche du temps perdu. Près d’un siècle plus tard, on pourrait se demander  où en sommes-nous avec cette question du temps ? D’un point de vue romanesque, on pourrait dire que nous sommes revenus à une conception très dix-neuviémiste du temps. Je vous avais dit que le temps était circulaire et bien voilà.

Vous faites un usage très particulier de la ponctuation dans De fils à fils. Pourquoi avez-vous décidé de ne pas mettre de point à la fin des différents paragraphes de votre roman?

C'est quelque chose qui s'est imposé à moi : ce n'était donc pas prémédité. J’ai découvert ça en écrivant et après il a fallu que j’essaie de l’expliquer. Quand on change de paragraphe dans De fils à fils, on peut retrouver la suite du même récit ou bien, par une espèce de saut dans le vide, passer à une expérience qui a eu lieu trente ans plus tôt. Il peut y avoir, entre les paragraphes, des écarts temporels très importants ou alors aucun. Il ne faut pas que le lecteur puisse anticiper. Cette confusion ou hésitation ou flottement apparents est ce qui me permet de créer des effets de simultanéité. Peu à peu la peur du lecteur diminue, il accepte de se perdre dans la chronologie, il comprend que les faits suivent une autre logique, car il y a d’autres logiques possibles, la chronologie n’est pas la seule. Cette autre logique est la clef du roman. Elle se trouve donc dans le principe de composition même du livre.

Une autre question me semble importante dans votre œuvre: c'est la question de la réalité. De fils en fils se clôt, d'ailleurs, par cette phrase: « Tout va devenir réel » - qui était, me semble-t-il, le titre que vous souhaitiez donner initialement à votre roman...

Tout à fait. Cette phrase demeure un peu opaque pour moi. Elle a quelque chose de mystérieux, que je ne parviens pas à éclairer... A la fin du livre, le personnage principal fait ses valises pour quitter sa femme et son enfant : il est triste, mais sa tristesse ne provient pas de ce qu’il est en train de vivre, elle provient du futur. Il songe au moment où, déjà embarqué dans une nouvelle vie, il repensera à ce dimanche où il faisait les valises pour quitter sa famille. Le moment présent l’affecte en tant que passé du futur. Il se souvient du présent au lieu de le vivre et cela le rend triste. Dans son rapport au présent, il y a quelque chose d’impossible. Il aimerait être totalement disponible au présent, totalement là, totalement ouvert à l’expérience en cours. Mais il se rend compte que pour des raisons – non pas psychologiques – mais existentielles, cette présence lui fait défaut. Nous en sommes tous là. Notre psychisme nous tire vers un ailleurs qui nous détourne du présent. Dans ce sens la littérature est une révolte, un désir de vivre enfin ce dont la vie nous a privés. Une tentative de rendre le présent entièrement présent. Mais cette tentative littéraire est aussi vouée à l’échec: Faulkner le disait : tous mes livres sont des échecs. Ce n’était pas un doute sur ses capacités, ni une pose d’écrivain, mais un constat. Quand un écrivain parvient à mettre à nu la veine du présent, ce qu’il voit apparaître en termes de sensations, de sens, de sentiments est tellement riche qu’il lui faudrait des milliers des pages pour restituer une seule seconde de présent. Le livre qu’il écrira est donc par avance voué à l’échec.
Mais il nous faut considérer les choses autrement. Toute œuvre romanesque est aussi un chant de louanges à la richesse inépuisable du présent, une manière de fêter le simple fait d'exister.



mercredi 24 novembre 2010

A propos de littérature...


Nouvelle venue de Bernardo Toro au lycée le mardi 23 novembre 2010 dans le cadre de la « Résidence d'écrivain » pour répondre aux questions d'élèves sur l'écriture

Mardi 23 novembre 2010, Bernardo Toro est revenu au lycée dans le cadre du projet de « Résidence d'écrivain »; il a participé à plusieurs séances. De 9h30 à 10h30, il a travaillé avec le Groupe 1 de la 2nde2 de M. Clément et l'une des classes de 2nde  professionnelle de Mme Baptiste. De 10h30 à 11h30, il a poursuivi avec le Groupe 2 de 2nde2 et l'autre classe de 2nde professionnelle de Mme Baptiste. Il s'agissait de parler de ce qu'est un comité de lecture dans le cadre de la revue littéraire que Bernardo Toro anime, et de préciser les critères qui président à la sélection des textes. A partir de là, des nouvelles écrites par les élèves de la 2nde 2  seront soumises à la sélection critique des élèves des deux classes de 2nde  professionnelle.
Bernardo Toro a ensuite participé à une nouvelle séance d'échange avec les 2nde4 de Mme Valette, qui avaient préparé des questions à lui poser sur son travail d'écriture. M. Smith s'est joint à la séance pour en retranscrire le contenu, très riche et stimulant. Un journaliste du JTM est également venu assister à une partie de la séance.

Séance de questions-réponses entre Bernardo Toro et les élèves de 2nde4 dans le cours de Mme Valette:

Élève : Qu'est-ce qui vous a poussé dans l'écriture ?

Bernardo Toro (BT): On ne sait pas pourquoi on veut écrire, on essaye de le découvrir en écrivant.

Elève : Quel est votre style d'écriture ?

BT : Mon style, je ne sais pas, mais ma forme est le roman. Ecrire un roman n’est pas simple. On doit avoir en vue la phrase qu'on écrit et le rôle que celle-ci va jouer dans le paragraphe, dans le chapitre et dans l’ensemble du livre. On peut écrire une nouvelle au fil de la plume, mais pas un roman. Un romancier se doit de bâtir une structure comme un architecte. L’autre chose qui me parait indispensable est le besoin d’écrire. Pour que le lecteur puisse trouver un intérêt à vous lire, il faut d’abord que le roman représente quelque chose d’essentiel pour vous en tant qu’auteur. La notion d'engagement est donc très importante : il y a un engagement artistique qui suppose qu'on fait don de soi à l’écriture.

Élève : Pourquoi avoir écrit en français et pas en espagnol ?

BT : J'avais 17 ans quand j'ai décidé de venir tout seul en France. Mes parents n'étaient pas très d'accord, mais ils ont vu que j’y tenais vraiment, alors ils m'ont laissé partir.
Pour revenir à la question, on ne décide pas d'écrire dans une langue plutôt que dans une autre, cela s’impose à vous. L’écriture doit obéir à un besoin impérieux. Tout le monde n'a pas ce désir-là, mais chacun a des besoins impérieux. J’aurais pu choisir l'espagnol comme langue d’écriture, c’était ma langue maternelle et donc la facilité, mais encore une fois, il ne s'agissait pas de choisir, le français s’est imposé à moi comme une évidence, comme une nécessité.

Élève : Est-ce qu'écrire en français, ça vous « prend la tête », avec les figures de style, les règles, etc. ?

BT : Absolument pas. Mais attention, pour avoir une idée de ce qu’une langue représente, il faut au moins en maîtriser une autre. Le français est réputé comme rigide à cause de sa syntaxe, c'est la vérité, les mots ont une place dans la phrase qu'on peut difficilement changer. En espagnol, la mobilité des mots est plus grande et le rapport aux règles grammaticales moins contraignant.

Élève : Quand vous écrivez un roman, vous inspirez-vous de choses vraies ?

BT : Oui, toujours. C’est la mémoire qui nourrit l’imagination. Par mémoire je n’entends pas seulement les choses que j'ai vécues, mais aussi les choses que j'ai entendues ou lues. L’expérience de mes parents et celle de mes amis fait aussi partie de ma mémoire. La question est donc : pourquoi ne pas se contenter de cette mémoire-là ? Pourquoi inventer d'autres histoires ? A quoi sert l’imagination ?

Élève : On imagine ce qu'on aurait voulu vivre. Ça permet de rêver.

BT: Parfaitement. Dans la vie, on est obligé de faire des choix. Quand on choisit, on renonce à d'autres vies possibles. Imaginons qu’un garçon rencontre une jeune femme. Il l'épouse, a des enfants, fait sa vie avec elle. Il peut se demander à un moment ce qui se serait passé s'il avait épousé une autre femme. (Remarque de Mme Valette: Cela vaut aussi inversement pour une fille !) Certains garçons de votre âge ne veulent pas choisir, car ils ne veulent pas renoncer aux autres femmes, aux autres vies possibles.  Par la suite, ils auront le choix entre devenir polygame - ce qui n'est pas permis par la loi – ou écrivain ou lecteur et imaginer d'autres vies possibles. Personne ne peut vivre toutes les vies en une seule. Une vie imaginée est forcément plus riche qu'une vie vécue : c'est l'une des vertus de la fiction.
Sigmund Freud, le psychanalyste, s'est aperçu en écoutant une patiente que celle-ci avait été marquée par un événement traumatique : un incendie avait brûlé son lit quand elle était enfant. Au cours de l’analyse Freud a compris que l'incendie en question n’avait jamais eu lieu. S’agissait-il d’un mensonge ? Dans quel but avait-elle inventé cette histoire ? L’histoire était fausse, mais la raison qui l’avait poussée à l’inventer était réelle. Grâce à cette histoire la patiente avait réussi à exprimer des sentiments profonds qui ne s’étaient jamais traduits en faits. L'imagination sert donc à exprimer des vérités profondes qui, sans elle, seraient restées à tout jamais enfouies.

Mme Valette : Une discipline, la psycho-généalogie, se spécialise dans les traumatismes répercutés de génération en génération. Le malaise n'est pas dit mais peut marquer quelqu'un de génération en génération. On met des mots sur ces traumatismes pour les faire sortir et mieux les gérer.
Pour un écrivain, il s'agit de savoir mettre en mots ce qui a marqué son vécu. Mettre des mots sur tout, cela fait du bien.

BT : Absolument. Les adolescents sont souvent chargés de l'expérience des parents. Le processus de maturité consiste à se décharger de ce poids afin de construire sa propre histoire. Dans quelques années, vous serez peut-être plus « jeunes » que vous n'êtes aujourd'hui, car l'expérience de vos parents pèsera moins sur vos épaules.

M. Smith: J'aimerais une précision par rapport au choix du français pour écrire : vous avez souligné que le français était plus rigide, pourquoi dès lors avoir choisi la difficulté ?

BT: Cette difficulté comporte aussi des avantages. Ecrire dans une langue que vos parents ne comprennent pas vous permet une très grande liberté, par rapport à eux, mais aussi par rapport à vous-même, car la principale censure est inconsciente. Dans mon cas, cela m’a permis de fouiller dans l’histoire familiale et de formuler des choses qui en espagnol j’aurais eu du mal à dire de peur de blesser ma mère par exemple.

Élève : Etes-vous parti du Chili à cause de la dictature ou de vos parents ?

BT : Je n'étais pas poursuivi, mais j'étais victime du climat général très négatif, surtout pour les opposants au régime. On combattait la dictature de Pinochet et pour rester fidèles à nos principes, il nous fallait nous abstenir de toute forme de participation sociale. Jouer le jeu social revenait à apporter une caution au gouvernement. Même un match de foot était une forme de collaboration qu'on reprouvait. Nous étions de notre propre fait exilés dans notre propre pays. Malgré mon jeune âge, je menais donc une vie très renfermée. D’autre part, autour de nous beaucoup de gens disparaissaient ou étaient arrêtés, ce qui affectait mon entourage et en particulier mes parents.
Une fois en France, je ne voulais plus parler espagnol : je voulais couper tous les liens, commencer une nouvelle vie, mais il était difficile de repartir à zéro. Je ne maîtrisais pas bien le français et avais peur de faire des fautes. Je ne fixais jamais du regard les professeurs de peur d'être interrogé et jugé. Je me sentais un imposteur, d'autant plus que je me mêlais de littérature.
Il y avait aussi mon accent. Sans le vouloir, mon accent rend compte de mon origine, d'une partie de mon histoire. C'est une forme de mise à nu, qui ne me permet pas de me fondre dans la masse. Ressembler à tout le monde vous condamne à l’anonymat, mais vous permet aussi d'avoir la paix. Quand on vit longtemps dans un pays, il est fatigant d'avoir constamment à se justifier en expliquant pourquoi on a quitté son pays d’origine.

Élève : Je voudrais réagir à ce que vous avez dit sur votre utilisation de la langue française par rapport à vos parents. On pourrait dire que vous écrivez pour tromper vos parents. C'est une forme de trahison. Ça me choque. Je ne pourrais pas parler de ma mère sans vouloir qu'elle sache ce que je dis sur elle.

BT : Toute écriture est trahison, tu l’as dit toi-même, trahison est le mot qui convient. Il y a une part de trahison dans l'écriture qu'il faut assumer. Imaginer, c'est mentir, et mentir c'est trahir. De même que s'accorder une autre vie possible est une forme de trahison. C’est le prix de la liberté.

Mme Valette : Il y a une différence entre vouloir écrire pour des gens qu'on ne connaît pas et dire des choses à une personne qu'on connaît.

BT : On ne dit pas tout aux parents. Ce silence est le premier acte de liberté individuelle. Lors de l'adolescence, on construit des barrières autour de certaines choses essentielles, comme par exemple la sexualité. Ces barrières sont faites de silence. C’est ainsi qu’on se construit en tant que sujet.

M. Smith: Il est forcément difficile de créer dans un roman un personnage de mère si on sait que sa mère va le lire, car tout ce qui va être dit sur ce personnage, elle risque de le prendre pour elle. Si on pense avoir perçu quelque chose d'universel à travers sa relation à ses parents, et qu'on veut le communiquer à un public anonyme à travers une fiction, il est important que ça ne se mélange pas avec sa relation réelle. Si sa mère risque de prendre tout ce qui concerne un personnage de mère pour elle, il devient difficile d'écrire quoi que ce soit sur un tel personnage sans craindre que cela affecte sa relation intime. J'imagine que pouvoir séparer clairement les deux apporte une plus grande liberté dans l'écriture.

BT : Il y a des choses qu'on n'a pas le droit de dire. Le seul endroit où ces choses peuvent se dire, et donc s’entendre, c’est la littérature. D'où l'importance du fait littéraire dans l'espace social. Les romans sont là pour communiquer des choses que tout le monde a ressenties ou pensées mais que personne n'a le droit de dire. Pour un écrivain, l'engagement consiste en une prise de risque. On prend des risques qu’il faut savoir assumer. Cela peut faire des dégâts, mais en définitive cela libère.

jeudi 11 novembre 2010

Du fait divers à la nouvelle


Récit de cheminements en terre littéraire :
au carrefour de la lecture, de l’écriture, de la critique et de la publication

par Thibault Clément

 

I – D’une route de lectures…


Arrivés en 2nde2 au lycée Jean Rostand de Mantes-la-Jolie, les élèves, découvrant l’établissement et les programmes, ont eu, en français, d’abord à étudier un genre qu’ils avaient déjà pu rencontrer au collège : le genre de la nouvelle. Mais ce faisant, ils eurent également à considérer à nouveaux frais un autre genre qu’ils connaissaient déjà bien, et ce en partie car il sort des frontières strictement littéraires : le genre policier et, avec lui, l’un de ses fruits les plus amers : la « série noire ». Or d’une part le genre policier s’origine dans des faits qui touchent à une réalité plus ou moins obscure (pour ne pas dire « noire »), celle que l’on retrouve quotidiennement dans la rubrique des faits divers, et, d’autre part ce genre, comme celui de la nouvelle, prend son essor dans les journaux. Comment ne pas alors interroger ce que les textes étudiés doivent à cette réalité telle qu’elle apparaît dans la presse à la rubrique des faits divers, réalité à la fois si banale et si extraordinaire, si proche et si lointaine ?

Nous avons notamment pu observer qu’en effet l’œuvre policière de G. Simenon (dont nous avons pu étudier une nouvelle), était redevable du journalisme – ce que l’auteur explique lui-même : « En trois ans et demi de journalisme, j'ai vraiment vu toutes les classes sociales: c'est la meilleure expérience pour un romancier. » (Propos recueillis par Francis Lacassin, en 1975, et repris dans Le Magazine Littéraire hors série n°17, 2009).

En outre les élèves purent saisir que l’enjeu des récits dits « noirs » (qui fut à l’origine de toute une vaine littéraire en France jusqu’à Didier Daeninckx et au-delà encore sans doute) était au fond une critique sociale qui s’ancre dans une certaine étude de la réalité, ainsi que l’affirme lui-même le fondateur et directeur de la collection « série noire », Marcel Duhamel, à propos des premiers romans américains qu’il traduisit et publia : « C'est une critique de la société américaine, dans certains domaines, faite d'une façon très attrayante de dire la vérité puisqu'il s'agit d'histoires policières, dont la plupart étaient vraies. C'étaient en réalité des faits divers. Ce que j'aime par-dessus tout, c'est le fait divers plus ou moins romancé. Le roman partait toujours d'une réalité, on le sent bien, et quand c'est vécu, on y croit. » (Propos recueillis par Robert Louit dans le Magazine Littéraire n °20, août 1968 – repris dans le Magazine Littéraire hors série n°17, 2009)

Notre parcours nous amena rapidement (et assez naturellement) ensuite sur les sentiers explorés par Didier Daeninckx qui tient à exprimer sa dette envers les faits divers, et ce au cœur même de ses nouvelles, jusque dans un recueil intitulé Petit éloge des faits divers – fait divers qu’il envisage comme « un monument de papier noirci…». Celui qui fut journaliste, avant d’être romancier et nouvelliste, affirme dans sa préface que « même si les écrivains s'en défendent le plus souvent, le fait divers est à la source de nombre d'œuvres parmi les plus importantes. »

Néanmoins si le fait divers est source d’inspiration, les élèves ont pu saisir combien il est finalement mis en question par les récits que nous avons pu étudier : la réalité présentée comme paradoxale, mais dont l’anormalité ne semble que constatée ou reproduite dans la presse, est prise en charge autrement par un récit littéraire qui tâche d’en interroger le sens, pour lui apporter en fin de compte un « surcroît de significations »…

Comment ne pas voir que ces paysages littéraires s’enracinent, en partie au moins, dans les terres du réalisme, tel que ce mouvement apparaît dès le XIXe s. – ce avec l’essor concomitant de la presse ? C’est cet humus que nous fouillâmes alors : nous pûmes aborder ainsi les nouvelles de Maupassant, de Balzac, jusqu’à un extrait romanesque Flaubert. Mais concernant Balzac et Flaubert, notre questionnement sur les rapports entre littérature et réalité prit un nouveau tournant : celui des relations de la fiction à l’Histoire. Pourquoi en effet ces écrivains mettent-ils ainsi en récit un « épisode de la Terreur » ou l’histoire d’un jeune homme aux prises avec la révolution de 1848 ?  N’est-ce pas une forme de révolte contre une idée de l’Histoire qui ne serait que celle d’une masse bavarde, celle des vainqueurs ? N’est-ce pas en effet, pour Balzac, donner la parole aux vaincus de la Révolution en laissant s’exprimer les angoisses d’un prêtre réfractaire et les remords (fictifs) du bourreau de la Terreur ? N’est-ce pas, pour Flaubert, rappeler la place de l’histoire individuelle, souvent erratique, dans une grande Histoire nationale qui se voudrait, à tort, cohérente ?

Ce parcours de lectures se terminera avec un travail sur les problématiques contemporaines du rapport de la littérature à la réalité, et ce avec le « roman-documentaire », comme L’Adversaire d’Emmanuel Carrère, puis avec le travail romanesque de Bernardo Toro, dans Contretemps, dont, pour achever le panorama, il faut citer longuement le narrateur qui s’explique à la fin du roman :
« Si j'avais voulu gagner la sympathie du lecteur, c'est sous cette lumière que j'aurais dû peindre Laura : une femme condamnée à l'exil par un pouvoir infâme, frappée par la maladie, puis par l'incompréhension des hommes; une femme se battant seule, luttant âprement pour sa survie; une femme forte et vulnérable; un être humain en somme, avec ses grandeurs et ses misères, ses éclats et ses zones d'ombre - importantes, les ombres : elles rendent le portrait plus nuancé, plus touchant. En un mot comme en cent, j'aurais dû faire de Laura ce que chacun croit ou veut être, quels que soient sa vie et les obstacles à affronter. Je disposais pourtant de l'héroïne et du cadre idoines: dictature, amour, maladie, adultère, quelques grains de folie! La grande histoire croisant un destin individuel! C'est à se demander quelle acrimonie m'avait poussé à souiller de ma boue un portrait si saisissant. Était-ce un tardif règlement de comptes ? De la jalousie ? Ou alors le cap de la trentaine si difficile à passer ? Laura l'avait écrit, d'ailleurs: j'avais trop la tête dans les nuages. J'étais incapable de saisir la beauté des gens simples, le courage de ceux qui ont véritablement souffert.
Entre la main qui trace et l'œil qui surveille, j'entendais parfois les remontrances, les dissuasions, les conseils amicaux: «Borne-toi à raconter les faits, ne lâche pas ton personnage d'un poil ! Tu as une bonne histoire, mais ne la gâche pas en ouvrant des parenthèses que tu seras incapable de fermer! Tes états d'âme, tes élucubrations, ton baratin métaphysique tout le monde s'en fout royalement! Sois simple, sois clair, raconte les faits, rien que les faits !» Et pourtant, si j'avais à dire quelque chose qui justifie que je tienne la plume, ce n'était ni ce témoignage ni mon affection pour Laura, mais la récusation de cette romance écœurante: l'idéologie du héros ordinaire.
L'héroïsme est notre nourriture, le baume apaisant d'une société sans issue. Sous prétexte de nous révéler la beauté des êtres simples, les romans sont les gardiens de ce temple. Leur fonction est moins de témoigner que de faire oublier: la personne que nous sommes, l'étroitesse du rôle que nous avons à jouer. Il n'y a de héros que dans la tête des gens, il n'y a de héros que parce que nous ne révélons jamais lès mobiles souterrains de nos actes.
Il n'y a jamais eu d'héroïsme dans la vie de Laura, pas plus que dans la mienne, pas plus que dans le sacrifice du meilleur d'entre nous. Chez Laura, la contrainte avait attisé le courage, le courage avait endurci le cœur, elle avait livré un combat impitoyable, mais, comme à chaque fois que deux intérêts s'affrontent - celui de l'ensemble, celui de l'individu -, le combat avait été aussi lamentable qu'inévitable, aussi aveugle que brutal. » (Contretemps, éd. Les petits matins, 2006, pp. 343-345)
Ainsi les élèves auraient à comprendre à quel point la littérature n’est pas hors du monde ; au contraire, il s’agit de voir combien la littérature peut paradoxalement prendre en charge une œuvre de démystification du réel par la fiction même : telle serait son investigation problématique de la réalité, voilà les significations que la littérature ajouterait à la succession de clichés imposés par les faits (divers ou historiques). La littérature pourrait nous permettre finalement de saisir ce que Proust appelle « la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie… »
 

Cet itinéraire jalonné de lectures proprement littéraires dut évidemment proposer assez tôt une étape dans la presse : les élèves eurent rapidement à analyser des faits divers récents trouvés dans les journaux de septembre, comprenant ainsi davantage l’écart avec leur mise en récit littéraire. Cette étude eut pour objectif de permettre aux élèves une compréhension de ces enjeux de l’intérieur, par l’écriture… La route des lectures fut croisée par les sentiers de l’écriture…


II – …En passant par les sentiers de l’écriture…


Chaque élève de 2nde2 dut choisir un fait divers à analyser et exploiter en vue d’écrire une nouvelle policière ou « noire ». Les consignes (proches d’un sujet d’invention tel qu’il peut être donné à l’écrit du bac de français) étaient les suivantes : « Écrivez, au passé, une nouvelle policière (ou nouvelle « noire ») en vous inspirant précisément de ce fait divers réel trouvé dans la presse. Le narrateur sera un personnage, et le récit s’efforcera de produire un effet de réel en insistant notamment sur la précision des descriptions et sur les dialogues. Vous citerez précisément le fait divers, en l'intégrant éventuellement à la narration. Vous tâcherez enfin de ménager un début ouvert (in medias res), une fin ouverte et/ou une chute... »

Mais il ne s’agissait pas d’en rester là : ce devoir devait passer, dans un second temps, par les corrections et réécritures propres à un authentique travail d’écriture. Pour ce faire, les élèves eurent le droit de modifier tout à fait librement leur nouvelle afin de s’inspirer davantage encore des lectures et d’approfondir le surcroît de significations désormais attendu d’une œuvre littéraire.
Bernardo Toro intervint même afin de présenter les enjeux des corrections, et ce par le biais de celles effectuées sur le troisième chapitre de son prochain roman.

Ce cheminement, par les lectures et l’écriture, ne s’arrête cependant pas là, et doit arriver au carrefour de la critique et de la publication…


III – …Au carrefour de la critique et de la publication : le carrefour Saint Ambroise…


Les nouvelles écrites et réécrites par les élèves de 2nde2 seront en effet livrées à un comité de lecture constitué des élèves de deux classes de 2nde professionnelle (les élèves de Mme Baptiste), et permettant, sur le modèle du comité de lecture de la revue Rue Saint Ambroise, dirigée par Bernardo Toro, de sélectionner une, deux ou trois nouvelles à publier dans un numéro spécial de la revue – lié à la résidence et consacré aux productions d'élèves. (Un blog est d'ailleurs prévu où s'exprimeraient les critiques et les justifications des choix).

Par ailleurs nous aimerions que ce numéro spécial puisse aussi être le lieu d'un dialogue entre notre lycée et les collèges du secteur. Pour ce faire, des nouvelles de collégiens seraient lues, critiquées et sélectionnées par ces mêmes élèves de 2nde générale qui ont pu éprouver les difficultés de l'écriture, comme les difficultés de la critique de soi par un autre, difficultés toujours frustrantes aussi de la sélection. Nous pourrions ainsi attendre que ces élèves, forts de cette expérience, soient plus compréhensifs, fassent preuve d'un sens relativement aigu de la critique et portent une particulière attention aux écrits de camarades un peu plus jeunes.